La directrice de Thoiry : « Un zoo n'est pas la SPA »
Les responsables du zoo de Copenhague
sont-ils devenus fous ? Après avoir scandalisé
les défenseurs des animaux, début février,
en abattant un girafon d'un an et demi en
parfaite santé au motif qu'il ne présentait
pas un patrimoine génétique suffisamment
original, ils ont euthanasié, lundi 24 mars,
deux lions adultes et deux lionceaux âgés
de 10 mois.
La raison de cet acte radical ? Dans
quelques jours, un nouveau mâle doit être
présenté aux deux lionnes nées en 2012 dans
ce zoo, qui ont atteint aujourd'hui l'âge
de se reproduire. Les lions adultes étaient
devenus vieux, et «les lionceaux auraient
été tués par le nouveau mâle dès qu'il en
aurait eu la possibilité », ont expliqué
les responsables du zoo pour justifier leur
décision. Or, semble-t-il, aucun établissement
n'a souhaité récupérer les quatre lions,
ni même les deux lionceaux. Ceux-ci ne pouvaient
donc que trouver la mort.
Traitement indigne ? Remède pire que
le mal, quand on sait que pour toutes ces
espèces, le nombre d'individus en liberté
est désormais compté ? Au sein même de l'Association
européenne des zoos et des aquariums (EAZA),
qui regroupe 347 établissements zoologiques
dans 41 pays (dont certains hors d'Europe),
le sujet fait débat.
Colomba de La Panouse-Turnbull, directrice
générale déléguée du parc et château de
Thoiry (Yvelines), établissement privé membre
de l'EAZA, analyse ces pratiques.
Comment réagissez-vous aux nouvelles
euthanasies effectuées au zoo de Copenhague
?
Elles m'interpellent. Compte tenu des
difficultés que rencontrent les zoos pour
gérer leurs groupes de lions, cette décision
peut tout à fait se concevoir sur le plan
rationnel et scientifique. Dans un zoo français,
cela provoquerait un tollé. Mais le public
danois est très différent du nôtre : c'est
un peuple de fermiers, qui a une vision
extrêmement rurale de la gestion des populations
animales. De la même manière que les corridas
ou la consommation de foie gras sont acceptées,
globalement, par l'opinion française – ce
qui est inimaginable dans les pays du Nord
–, le zoo de Copenhague pratique depuis
des années des euthanasies sur ses animaux
en surnombre, et cela ne choque pas son
public.
Mais la mort du girafon Marius a suscité
beaucoup d'émotion dans d'autres pays, émotion
qu'il aurait fallu prendre en compte. Il
y a peut-être là un manque de discernement.
Nous avons, certes, un rôle pédagogique
qui consiste à ne pas présenter la nature
comme étant un monde de Bisounours. Mais
nous sommes obligés de nous adapter à notre
public, et de prendre sa sensibilité en
compte — même si elle est irrationnelle.
Comment gérer ces différences de point de
vue culturel dans une association comme
l'EAZA ? C'est très compliqué…
Comment se fait-il qu'on n'ait trouvé
aucun endroit pour accueillir ces lionceaux
?
On ne forme pas un groupe de lions au
hasard ! Il est très difficile de garder
plusieurs mâles au sein d'un groupe avec
des femelles, car ils entrent en concurrence
les uns avec les autres. Pour vous donner
un exemple : à Thoiry, nous avons castré
trois jeunes lions mâles que nous ne souhaitions
pas voir se reproduire. Dans un premier
temps, nous avons réussi à les maintenir
dans le groupe dont ils étaient issus.
Mais à l'automne dernier, il nous a fallu
euthanasier notre vieux lion, arthritique
et en grave insuffisance rénale. On a alors
fait venir un nouveau mâle, dont l'introduction
dans le groupe avec les femelles s'est bien
passée. Mais ce nouveau venu n'a jamais
pu s'entendre avec les trois jeunes mâles
castrés, que nous avons du mettre dans un
enclos séparé. C'était possible, car à Thoiry,
nous avons de l'espace. Mais nous n'aurions
eu aucune chance de placer ces trois mâles
dans un autre établissement, puisque personne
ne peut les introduire dans un groupe constitué.
Les zoos sont-ils victimes du succès
de leurs programmes de reproduction ?
Les parcs zoologiques sont devenus tellement
experts en reproduction que ce problème
de surpopulation, c'est vrai, risque de
survenir de plus en plus fréquemment. Mais
nous n'avons pas le choix. Les programmes
européens pour les espèces en danger (EEP)
que nous menons sous l'égide de l'EAZA,
et que soutient l'UICN (Union internationale
pour la conservation de la nature), concernent
des espèces qu'il n'est pas forcément possible
de réintroduire aujourd'hui dans la nature,
mais qui le seront peut-être dans dix ou
vingt ans, ce qui implique qu'on garde en
captivité des populations de secours viables.
Nous sommes donc tenus de continuer à
reproduire ces animaux, mais la gestion
de leurs populations pose parfois un cas
de conscience terrible. Entre l'obligation
morale que nous avons d'assurer la viabilité
d'une population à long terme, celle de
veiller au bien-être des animaux et la prise
en compte de la sensibilité du public, nous
nous retrouvons avec des objectifs qui ne
sont pas forcément compatibles. Pour résoudre
ces contradictions, il faudrait pouvoir
agrandir l'espace des parcs zoologiques,
ou créer des réserves spécifiquement dédiées
à la gestion de ces populations. Mais ce
projet n'est absolument pas dans les plans
des gouvernements européens...
L'euthanasie du girafon Marius, début
février, par ce même zoo de Copenhague,
met en lumière une partie de ces contradictions.
Pouvons-nous y revenir ?
Sur un plan totalement rationnel, on
ne peut pas condamner ce qui s'est passé
pour le girafon Marius à Copenhague. Le
problème se situe sur un plan affectif,
et sur ce plan-là, je l'ai dit, il y a une
énorme différence de perception entre les
pays du nord de l'Europe et les pays latins.
A Thoiry, nous ne pratiquons l'euthanasie
qu'en dernier recours. Mais les girafes,
en terme de populations captives, posent
un vrai problème. Sachant qu'il est très
difficile de faire coexister plusieurs mâles
dans un groupe reproductif avec des femelles
(car ils se battent), que faire du surplus
de mâles ? En Europe, 41 parcs possèdent
déjà des groupes unisexes de girafes mâles.
Mais chaque fois que vous utilisez de la
place pour garder un groupe unisexe, c'est
autant de reproduction que vous ne pouvez
pas faire.
Marius était une girafe réticulée, une
des sept sous-espèces de girafes existant
dans le monde. Cette sous-espèce, très menacée
dans son milieu naturel, bénéficie d'un
programme EEP. On a beaucoup entendu parler
de la mort de Marius, mais ce qu'on a moins
dit, c'est que la contribution du zoo de
Copenhague à cet EEP et à la sauvegarde
de cette sous-espèce a été considérable.
Avant tout le monde, mieux que tout le monde,
ce zoo a su la reproduire en captivité.
Sur les 128 girafes réticulées que l'on
compte en Europe – ce qui n'est pas beaucoup
–, 69 sont nées à Copenhague. Sur ces 69
girafons, il y avait 33 femelles et 36 mâles.
Ils ont réussi à placer 35 mâles dans d'autres
zoos membres de l'EAZA. Marius était le
36e.
Mais pourquoi l'avoir fait naître, si
c'était pour ensuite devoir le tuer ?
Parce qu'on ne peut pas savoir avant
la mise bas si une girafe pleine va avoir
un mâle ou une femelle. Dans le cas des
girafes réticulées de Copenhague, il était
intéressant, en termes génétiques, d'obtenir
une femelle. Marius ayant déjà un frère,
il était en revanche gênant d'avoir un mâle,
pour des raisons de consanguinité. La consanguinité
n'est pas un problème chez les reptiles,
ni chez les invertébrés. Mais chez les mammifères,
elle constitue une réelle menace à la survie
des populations.
Pour éviter cette consanguinité, l'EAZA
a donc édicté des règles très strictes.
Celles-ci indiquent le nombre et le type
d'individus d'une même espèce que chaque
zoo peut posséder, ceux qui peuvent se reproduire
et ceux qui ne le peuvent pas. Elles précisent
également que les zoos n'ont pas le droit
de vendre ni de céder leurs animaux à des
établissements qui ne seraient pas membres
de l'EAZA. Dès lors, que fallait-il faire
de Marius ? Un parc zoologique en Angleterre
a proposé de le prendre, mais c'était précisément
là qu'était son frère, et le comité coordinateur
de l'EEP n'y était pas favarable. Un autre
parc, en Suède, s'est déclaré prêt à le
recevoir, mais il n'avait pas les installations
requises. Il y avait enfin un milliardaire
danois vivant aux Etats-Unis, qui voulait
bien le prendre dans son jardin en Californie…
Selon les critères de bien-être animal de
l'EAZA, cette solution était hors de question.
Quoi faire, donc? Un zoo n'est pas la
SPA : il n'a pas pour vocation de préserver
chaque individu, mais de conserver l'espèce
et sa diversité génétique. Posons-nous la
question : vaut-il mieux privilégier le
bien-être d'un animal quand il est vivant
? Ou privilégier un maximum d'animaux coûte
que coûte – avec les problèmes d'inconfort
et de mal-être que génère pour eux la surpopulation
? Cela dit, que ce soit au zoo de Copenhague
ou ailleurs, personne ne prend plaisir à
euthanasier un animal.
Pourquoi avoir attendu – comme pour les
lionceaux de 10 mois – que ce girafon ait
un an et demi pour l'abattre ?
On aborde là une autre question, sur
laquelle tout le monde ne s'accorde pas.
A Thoiry, si nous devons euthanasier un
animal, nous le faisons à la naissance,
avant qu'aucune relation affective ne se
noue avec lui. Mais si on s'en tient à une
logique purement biologique, le raisonnement
du zoo de Copenhague est valable. Pour ses
responsables, l'attitude la plus éthique
consiste à préserver le bien-être animal
coûte que coûte.
Cela veut dire qu'on laisse la mère élever
son petit, parce que cela contribue à sa
qualité de vie. Cela veut dire aussi que
le petit, jusqu'à sa mort, a été heureux
avec sa mère... Par ailleurs, l'abattage
est une méthode qui, si elle est correctement
appliquée (et on parle ici de professionnels
qui ne ratent pas leur coup), ne fait pas
souffrir l'animal. Marius était en train
de manger, il ne savait pas qu'il allait
mourir, il n'a pas eu peur... Tout cela
a un sens, c'est une logique tout à fait
défendable. Mais une logique qu'on ne peut
pas accepter en France, pour des raisons
essentiellement affectives et irrationnelles.
Ce qui a surtout choqué dans le cas du
girafon Marius, c'est la mise en scène de
sa mort : la dissection devant des enfants,
le dépecage devant les caméras pour nourrir
les fauves...
Avant toute chose, il faut préciser –
car cela n'apparaissait pas clairement dans
les médias – que l'abattage n'a pas eu lieu
en public. La dissection non plus : elle
s'est faite dans les coulisses, et y étaient
invités ceux qui voulaient y assister –
enfants compris –, comme c'est l'usage depuis
plus de vingt ans au zoo de Copenhague.
Les Danois sont des scientifiques de nature,
et pour eux, c'est un cours de sciences
naturelles !
Enfin, les morceaux du girafon dépecé
ont été donnés à manger aux lions et aux
tigres, en effet : à l'heure où l'on parle
de sécurité alimentaire, mettre à l'équarrissage
500 ou 600 kg de viande saine, ce serait
juste incompréhensible ! C'était une mesure
tout à fait écologique que de donner cette
viande à d'autres animaux du zoo. Tout cela
nous a choqué, c'est vrai. En France, ce
qui s'est produit à Copenhague avec Marius
ne serait accepté ni par l'opinion publique,
ni par les vétérinaires, ni par les soigneurs.
Mais le Danemark est le pays le plus rural
d'Europe. C'est une autre mentalité, une
autre approche de la nature. D'ailleurs,
au Danemark, la pétition lancée pour protester
contre l'euthanasie de Marius a récolté
en tout et pour tout 3000 signatures.
|